A la Lueur du Lampadaire !

Minuit Moins Deux (texte)

 

Portail d'antoni Gaudi.

 

 

Minuit moins deux. Il avait trois minutes avant minuit pour faire de son mieux.

Voilà ce que Rumen se répétait.

Affuter mes réflexes.

Vérifier mon arme à feu.

Suivre les consignes.

En standby.

 

*

 

Valence souffla sur le comptoir pour y déloger un épais tapis de poussière. Cela faisait des lustres que cette salle n'avait pas été utilisée ! Et pourtant, elle était hier même propre comme un sou neuf... Il se serva vite fait un verre de cognac depuis le fond de bouteille qui trainait. Le cognac, ça vieillit bien, non ? Puis il déposa ses cartes magnétiques en pile et déballa le plan de papier décoloré et découpé. Des schémas de circuits intégrés, suivis conscensieument par un doigt gercé mais méthodique : on sentait que le jeune homme travaillait sérieusement.

 

*

 

Hetty avait grimpé sur le toit de l'église, légèrement en retrait de la place centrale. L'ardoise glissait sous les pieds, luisante de pluie froide. La mousse séculaire et la charpente en piteux état n'aidaient guère.

"Gare à toi !" depuis la place.

"N'aie crainte, même un dragon ne peut me débusquer d'ici..."

 

*

 

Valence installa son laptop. D'un geste rapide, il fit glisser ses cartes magnétiques dans la fente du lecteur de carte. Les données s'échappèrent dans une mélodie mécanique. Harmonieuse. "Je ne vous savais pas mélomane..." entendit-il. Le laptop les chargea. Il tira diverses machines depuis d'immenses cantines qu'ils avaient déposées çà et là dans la salle du pub, au cours de l'après-midi avec Monsieur. "Tiens, je me demande ce qu'il fait ?" s'interrogea-t-il.

 

*

 

Les lumières clignotaient dans le cockpit, rendant les manipulations plutôt difficiles. L'appareil semblait prêt à rendre l'âme. Cependant, Monsieur savait qu'il aura terminé à temps pour coupler les interfaces ensemble. Puisqu'il avait déjà fait ça avant... Pour l'instant, il lui fallait suivre à pas comptés les instructions de Valence : ce n'était pas son domaine d'expertise, l'informatique !

 

*

 

Il les disposa en cercle autour de son poste de travail. Il s'agaça qu'elles n'étaient jamais là où on les laissait ni jamais prêtes. Ni qu'il y en avait tant d'inutiles parmi elles : mais que pouvait-on faire avec une centrifugeuse ou un séquenceur dans un bar ? Il avala la dernière gorgée de cognac. Ce fut alors qu'il pensa aux microbes vivant dans cet environnement : "Et merde !" Il vivait lui-même et travaillait avec des médecins à longueur de temps mais il n'avait pas une once d'attention sanitaire.

 

*

 

La pluie moullait le sol de galets gris. Ils brillaient légèrement, tels des milliers d'yeux guettant les gestes de Rumen. Ce dernier guettait lui-aussi, caché dans un renfrognement à peine profond que la chambranle elle-même, la place de village où la fontaine rustique ne coulait plus son eau. Le dragon ne tardera pas... Un grognement menaçant déchira à l'instant même le silence de la nuit. Et celui d'après, le martèllement caractéristique d'un mastodonte, brissant les pavés.

A ta droite, des antennes paraboliques.

A quatre heures, des conteneurs métalliques, sous l'auvent du forgeron.

Au centre et allant vers neuf heures, les cables électriques tendus.

Oui, je vois tout cela.

 

*

 

Un bip strident retendit sur la console, vrillant les tympans de Monsieur. Selon le radar, le dragon entrait dans la zone de confort. Le seuil critique serait atteint dans un moment lorsque tous ces éléments métallico-ferreux présents sur la place auront accroché la peau pseudo-aimantée du dragon. Monsieur n'avait pas d'explication exacte : il se contentait de l'excentricité dès lors qu'elle entrait dans un lexique utile. Un autre écran bipa : l'accumulateur était chargé à bloc. Monsieur programma son déchargement à la milliseconde près : il n'avait que trois minutes, après tout, pour agir efficacement. Quoi, trois minutes ? Non, ce ne pouvait être possible !

 

*

 

Rumen avait la vague sensation que quelque chose déconnait. La chose serait facile à détruire, ça oui, puisqu'ils l'avaient déjà fait.

 

*

 

Le dragon rugit, lourd de menaces.

Son corps noir, pourvu de pointes et d'immenses ailes au cuir ridé, se couvrait de divers objets trouvés dans la rue, déplacés en lévitation lente pour ne pas attirer l'attention du monstre.

Néanmoins, celui-ci n'en avait cure.

Il progressait à son allure nonchallante comme si rien ne pouvait l'atteindre. Il savait où il allait. Et il allait écraser cette mouche qui dirigeait son esprit sur lui.

 

*

 

Rumen était au maximum de sa concentration. Déplacer des objets inertes n'en était pas la difficulté mais plutôt la résistance passive du dragon. Comme deux aimants à charge identique qui se repousseraient. Rumen devait donc utiliser toute sa force pour maintenir la connexion. Une fois aux câbles, il sera délivré de cette contrainte : il emballera soigneusement le tout.

 

*

 

Or, il fallait dérouter le dragon vers la zone des câbles. Où allait-il donc comme ça ?

"Il vient vers toi, Rumen !" s'exclama Hetty. "Sors de ton abri avant qu'il ne t'atteigne !"

"Par où, sans qu'il me voit, Hetty ?"

"Glisse-toi derrière les tonneaux..."

Maigre cachette...

 

*

 

L'épreuve devint plus dure. Ramper et se concentrer... Cela lui en demandait trop. Alors il bougera sans se dissimuler... Les câbles s'enroulaient par à-coups.

 

*

 

Le dragon le captura ! Précisément, il captura son cerveau.

Et y alluma le feu.

 

*

 

Rumen ne voyait plus rien devant lui. Ses yeux étaient mangés par cette lumière rouge et aveuglante. Qui venait de l'intérieur.

Et si brûlante. Un pas en avant. Tiens toi au tonneau, droit devant toi. Encore dix centimètres.

Seules ses indications le gardaient encore en phase. Encore un peu. Continue... Je sais que c'est si dur... Le câble est noué !

 

*

 

Des hurlements déchirèrent la nuit. La fontaine se brisa sous la force du dragon contre lequel un morceau resta accroché par une boucle de câble, tel un bras désarticulé.

Rumen roula sur les pavés, sous l'étreinte du dragon. Mais il ne voyait plus ce monstre à corps humain, au buste de femme et au menton de pharaon.

 

*

 

Monsieur garda le regard braqué sur l'électrocardiogramme. La ligne verte se dérègla pour bientôt s'aplatir. Un nom était inscrit au-dessus : Rumen. Non, il ne résistera pas longtemps. "Et je n'aurais pas le temps d'aller sur la place !" Presque aussitôt, sa main se saisit du haut-parleur externe et l'alluma. "Sphinx of black quartz, judge my vow !" jeta Monsieur dans le vide. La phrase explosa dans l'air...

 

*

 

Le rugissement qui lui répondit renvoya toute la fureur du dragon. Il détourna son attention vers l'ouest, d'où provenait ce son horrible, jusqu'à un mastodonte allongé sur le flanc de la colline, aux ailes blanches et aux écailles si lisses que peu d'entre elles étaient distinctes.

Non, il ne laisserait pas ripaille à ce rival ! Il fouilla alors à la recherche de l'intellect et s'empara... d'un esprit d'homme ? Peu importe. Où il mit le feu.

 

*

 

"I'm dead..." fut la seule pensée sensée. Monsieur ne résista guère. Un clac retentit dans le cockpit mais personne n'était là pour le surveiller.

 

*

 

Valence leva la tête de son écran à la vue de l'éclair bleu électrique qu'avait pris le filet vespéral. La charge avait été tirée ! Oui ! Il était temps ! Il ne pouvait plus supporter encore ce lieu habité de bruits nocturnes, invisibles dans son dos, qui cessaient dès qu'il faisait volte-face. Non, les hurlements extérieurs étaient plus...

Matériels !

 

*

 

Hetty sonda les environs. Le dragon n'avait plus aucun signe de vie en lui. Rumen était convulsé au sol mais bien conscient. Valence était inquiet malgré l'effroi du surnaturel qu'il avait toujours. Monsieur ne répondait plus à ses appels.

 

*

 

"Valence ?" On l'appelait. "Remets le protocole en route." "Qui n'est plus là ?" "Mon frère..." Mentit-elle Oh non, il fallait recommencer ? Bon, ce ne serait que la quatrième fois. Et dans ce monde habité de monstres mythiques, de sujets à manipulations paranormales et de fantômes immatériels protecteurs, ce n'était pas si anormal... Valence s'élança jusqu'au conteneur à l'étiquette jaune et noire. "Quelle consigne ?" "L'électro doit être déchargée une vingtaine de millisecondes plus tôt. Et les haut-parleurs de l'A4000 coupés." Valence pianota ces informations sur le logiciel et lança la procédure. Un halo rosâtre s'échappa de l'énorme conteneur. Valence le regarda se transformer en sphère couleur octarine . Ce fut alors qu'il réalisa ! "Qu'est-ce qu'ils ont, les hauts-parleurs ?" s'écria-t-il, effrayé.

 

*

 

La sphère explosa sans bruit. Ses ondes effleurèrent tout l'espace. Elles s'éloignèrent plus vite que la lumière. Elles enveloppèrent chacun des personnes et objets présents. Ils vieillirent et rajeunirent tout à la fois. Ils s'affermirent et vacillèrent tout à la fois. Les ondulations octarines s'en allèrent, concentriques, vers le fond de la salle, traversèrent les murs et s'élancèrent à l'assault de la plaine et du reste de la terre. Elles se firent et se défirent en même temps. Elles imbibèrent tout sur leur passage : chaque objet prit à la fois un aspect spongieux et martelé. Elles s'infiltrèrent au creux de chaque cellule, les transformant et les déformant dans un même mouvement. Elles fit apparaître des formes invisibles à l'oeil nu quelques millisecondes, toutes autant torturées. Puis elles recouvrirent le silence.

 

*

 

Encore quelques instants, le temps resta suspendu. Toutes les choses scintillèrent encore quelques instants. Ce qui était et ce qui n'était pas encore co-vécurent avec ce qui n'était plus et ce qui ne sera jamais. Puis tel un rythme de son velouté venant d'un rivage, l'esclavage sur les choses s'estompa. Enfin, le silence reprit sa profondeur normale.

 

*

 

Les Draconis scrutaient au détour d'un nuage noir chargé de pluie... L'elenath scintillerait nonchalante et hâtive à la fois. Se lever et s'en aller ou seoir en tailleur et voir en veilleur : c'était là toute leur vie.

 

*

 

"Allo ?" appela Valence, étourdi. "Mets-toi au travail !" scanda une voix dans la tête. Les Oufs, ils étaient tous là !

Minuit moins deux. Il avait trois minutes avant minuit pour faire de son mieux.

 



29/07/2012
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