Travaille en Pays Rouge !
Shanghaï - Panoramio
Shanghaï, 2010.
Le trajet en train (qui est en réalité le métro) qui m'emmène de mon petit logement à la croisée des boulevards Wuning et de Dongxin jusqu'au lieu de rencontre, le Minhang Hall, petit espace où des réunions de travail s'y tiennent, avec Ming-Shen quelque part dans Shanghaï et dont je n'ai malheureusement pas retenu le nom du quartier, dure en longueur et m'exaspère. Je n'aime pas le paysage qui défile de l'autre côté de la vitre.
Ming-Shen essaye depuis des mois de me concilier avec la vie chinoise. Ça fait huit mois. S'il y parvient au bout de ce dernier mois, il aura accouché d'un nouvel individu pour ce pays rouge ! Ainsi il a décrété - tout seul - de me faire travailler comme un chinois : entreprise, patron, collègues, logement et voisins chinois – la totale ! Plus que de m'effrayer d'être cerné par des chinois, c'est la main-mise de Ming-Shen qui m'irrite ; et ce matin, je le fais savoir. Prendre des décisions à ma place ? Être dirigé tout le long d'une activité ? Non, je préfère décider par moi-même ou du moins y être incité ! Je préfère être cadré dans l'exécution d'une tâche ! Mais à Shanghaï obéir se conjugue uniquement au présent !
Pendant que je fulmine, (ce que je prends pour) un contrôleur en uniforme au parfait pli s'approche de moi. Ses gants blancs m'hypnotisent. Se penchant pour me saluer (ou attirer mon attention), il me fait signe de descendre dans les cinq minutes : «Votre station d'arrêt est toute proche, me dit-il dans sa langue.» Je lui avait demandé, montrant le ticket de train, de m'avertir dès l'approche à la gare. Je le remercie avec un signe de tête bien prononcé, sans sourire. Ming-Shen a beaucoup insisté sur ces marques de communication, essentielles pour éviter tous conflits : elles servent à démontrer son respect à son vis-à-vis.
La gare de Minhang est pleine de gens affairées, traversant la gare à vifs mouvements. Je me mets en quête de mon tortionnaire mais je comprends vite qu'il ne viendra pas me chercher. Sortant de ma serviette au cuir fatigué le plan de route et celui du district, je m'informe de ma destination d'abord sur les papiers puis les panneaux et enfin les guichets. Je compare les idéogrammes et je baragouine. C'est fastidieux et fatiguant. Mais bien obligé de m'y plier !
Je finis par repérer ma route ; cependant j'ai mis tant de temps pour me repérer que je n'ai que le choix d'arriver en retard si je m'élance avec mes propres moyens - à pied... Je me rabats donc sur les taxis à la carrosserie bombée. Il me dépose devant les portes vitrées du hall où Ming-Shen m'attend.
La seule chose que je distingue d'emblée est son regard exaspéré : le taxi m'a ainsi dévalorisé.
«Considères-toi comme un homme du peuple, me dit-il. Moyen-cadre ou ouvrier, m'importe peu, mais tu ne peux pas venir en taxi ! Tu seras en retard, tu évites d'être trop en retard, tu marches vite, tu coures plus vite, tu t'arranges un peu avant d'entrer mais tu dois peiner ! Eux, ils peinent par obligation de la vie mais toi, tu dois t'obliger toi-même !» (*)
Nous rentrons dans le hall. Là, la première chose qui me frappe dans le hall est la centaine, peut-être le millier, d'affiches collées aux stands, cages à lapins blanc large d'une table de travail standart. Qui me donne le tournis. Des affiches-feuilles type A4 pleines d'idéogrammes, serrés frileusement les uns contre les autres, sur fond de couleur ou pas. Pas d'images ou de typographie créatives commes sur les panneaux de la gare. Rien de ludique. Collées à fleur de page, les affiches ne sont là que pour orienter et informer, seconde chose remarquable, la foule amassée dans la hall. Et elle est disciplinée, cette foule, tel un métronome : tu attends à la file du stand, tu t'assoies, tu salues, tu tends ton CV, tu développes tes atouts, tu écoutes conscensieusement, tu salues et tu passes au stand suivant.(*) C'est très court. Cela me renvoie à une image d'Epinal d'une file d'oies aux plumes lustrés se dandinant dans une cour carrée aux pavés lavés. Je souris malgré tout - un sourire jaune. Et je m'y colle.
Oh, le début m'est cahotique : je manque à mes devoirs de citoyen respectueux ou je m'embrouille dans mes phrases jusqu'à dire des choses inconcevables. Ces messieurs-dames du côté opposé me fixent alors d'un regard empli de dédain ou de dégoût. Pas de colère ; c'est ça qui fait bizarre : de l'autre côté du monde, on m'aurait déjà refait le portrait... Pourquoi ? A cause de ma dégaine d'européen... A mesure que j'avance au sein ce défilé du travail, en enfonçant mon agacement au fond des tripes, je retiens les phrases les plus accrocheuses réussies de mon répertoire, que je récite ensuite d'une voix monotone, ton qui ne gêne personne, voire m'apporte de la crédibilité.
Ming-Shen me surveille de loin et toujours à portée de voix afin d'écouter mes entretiens. Cette surveillance me rassure beaucoup : quelqu'un est présent pour me repêcher - un luxe ! Je me retourne souvent ; or, pas une seule fois, il ne me regarde. Il s'affaire avec les gens autour. En guidant certains, il m'oublie ; concentré sur la parole du recruteur, je l'oublie. L'ironie ! J'apprends à nager dans ces eaux troubles !
Enfin, la sonnerie de la pause nous permet de souffler. Pendant que nous mangeons, Ming-Shen et moi faisons le bilan : maigre. Mon ami n'est pas content : il me savonne rudement puis m'encourage chaleureusement. Je ne sais ce qui a été efficace car le final est tout aussi maigre. Deux entretiens décrochés : ouvrier en périphérie de Shanghaï ; deux autres en période d'essai grâce à ma gueule de blanc sinon ça aurait été niet : un poste dans une fabrique de thé au Yunnan et assistant-secrétaire dans une petite société de logistique sur le port de Shanghaï, qui espère me faire travailler moins cher que le personnel local et ma langue étrangère leur sera peut-être utile. Commentaires de Ming-Shen, bien sûr, car moi, pour ce que j'en sais... Son opinion aussi lui fait dire de primer la société de logistique ; les postes d'ouvriers, le cas échéant. Quant à moi, malgré les inconvenants logistiques, j'aime bien la fabrique de thé au Yunnan : ça fait rêver.
Le retour à la gare se fait serein et à pied.
«La journée a-t-elle été éprouvante ou satisfaisante ? me demande Ming-Shen.
- Les deux bien sûr !
- Non, pas les deux. Inconscient ! Tu as aimé ta journée : tu souris !»
Mon guide a bien raison. Cependant mon caractère d'Européen et ma culture grise de liberté individuelle et autres droits de l'homme m'empêche d'être formaté au totaliralisme rouge. Alors pourquoi être content de vouloir s'intégrer dans cette société-là ? L'homme est un animal sociable, a dit quelqu'un dans le passé ; pour mieux servir la société ou en briser les règles ?
Je décide de ne pas répondre à cette question - enfin, pas tout de suite. J'observe le paysage qui défile d'un oeil moins morne : ce n'est juste que le train qui coupe à travers lui.